Lettre I, Magnétisme par Alexandre Dumas, 1847
Nous recevons de M. Alexandre Dumas la lettre suivante :
Le 5 septembre 1847.
Voulez-vous me permettre de vous écrire une longue lettre sur ce qui s’est passé chez moi aujourd’hui, cette lettre ne sera peut-être pas sans un certain intérêt de circonstance.
N’allez pas croire, par ces derniers mots, qu’il soit question du procès Teste, de l’assassinat Praslin, ou des émeutes de la rue Saint-Honoré ; il est tout simplement question de magnétisme.
Vous avez repris, depuis trois ou quatre jours, la publication de Joseph Balsamo, et dans la première partie de ce roman, le magnétisme a joué un grand rôle.
Ce rôle ne doit pas être moins important dans la seconde partie que dans la première.
L’introduction de ce nouveau moyen dramatique dans mon œuvre préoccupe bien des gens : je puis le dire sans vanité, ayant reçu une vingtaine de lettres anonymes, dont les unes me disent que si je ne crois pas à ce que je dis je suis un charlatan, et les autres que si j’y crois je suis un imbécile.
Or, il faut que j’avoue une chose, avec cette franchise qui me caractérise, c’est qu’avant aujourd’hui, 5 septembre 1847, je n’avais jamais vu une séance de magnétisme.
Il est juste de dire, en revanche, que j’avais à peu près lu tout ce qui avait été écrit sur le magnétisme.
D’après ces lectures, une conviction était passée en mon esprit, c’est que je n’avais rien fait faire à Balsamo, qui n’eût été fait, ou tout au moins ne fût faisable.
Cependant, dans notre époque de doute, il me parut qu’une seule conviction ne suffisait pas, et qu’il en fallait deux : une conviction de fait, si l’on peut dire cela, et une conviction de droit.
J’avais déjà la conviction de droit ; je résolus de chercher la conviction de fait.
Je priais M. Marcillet de venir passer la journée à Monte-Cristo, avec son somnambule Alexis.
C’est jeudi dernier, je crois, que l’invitation a été faite. Depuis jeudi un accident était arrivé dans la maison, qui m’est fait désirer, si la chose était possible, de remettre la séance à un autre jour.
Mon pauvre Arabe Paul, que vous m’avez aidé à illustrer sous le nom d’Eau de Benjoin , était tombé malade jeudi soir, et la maladie avait fait de tels progrès qu’aujourd’hui il était sans connaissance. J’eusse donc, comme je vous le disais, désiré remettre la séance à un autre jour ; malheureusement, quelques amis étaient prévenus, à qui je n’eusse pas eu le temps de donner avis de la remise, et qui fussent venus inutilement à Saint-Germain. Or, aux amis qui font cinq lieues par la pluie, on doit bien quelque concession, et je leur fis celle de ne rien changer aux dispositions prises, malgré la triste préoccupation où me plongeait l’état désespéré du malade.
A deux heures, tout le monde était réuni.
La scène se passait dans un salon, au second.
On prépara une table ; sur cette table, on étendit un tapis ; sur ce tapis, on posa deux jeux de cartes encore enfermés dans leur enveloppe timbrée de la régie, du papier, des crayons, des livres, etc.
M. Marcillet endormit Alexis, sans faire un seul geste, et par la seule puissance de sa volonté.
Le sommeil fut cinq ou six minutes à venir. Quelques tressaillements nerveux et une légère oppression le précédèrent. Il y avait surabondance de fluide. M. Marcillet enleva cette surabondance par plusieurs passes ; le sommeil devint plus calme, et au bout d’un instant fut complet.
Alors, deux tampons de ouate furent faits et posés sur les yeux d’Alexis ; un mouchoir assura les tampons sur les yeux ; deux autres mouchoirs, posés en sautoir et noués derrière la tête, détruisirent jusqu’à la supposition qu’il était possible au somnambule de voir par l’organe naturel, c’est-à-dire par les yeux.
Le fauteuil où dormait le somnambule fut roulé vers une table ; de l’autre côté de la table s’assit M. Bernard : une partie d’écarté commença.
En touchant les cartes, Alexis déclara qu’il se sentait parfaitement lucide, que par conséquent on pouvait exiger de lui tout ce qu’on voudrait. Il paraissait effectivement, au milieu de son sommeil, en proie à une vive agitation nerveuse.
Trois parties d’écarté se firent sans qu’Alexis relevât une seule fois ses cartes ; constamment il les vit couchées sur la table, les retournant pour jouer et annonçant d’avance quelle carte il jouait. Pendant les trois parties il vit également dans le jeu de son adversaire, que son adversaire relevât ses cartes ou les laissât sur la table.
Plusieurs personnes manifestèrent le désir de voir M. Bernard céder sa place. M. Bernard se retira ; M. Charles Ledru s’assit à son tour en face d’Alexis.
La lucidité allait croissant. Alexis annonçait les cartes au fur et à mesure que M. Ledru les donnait.
Enfin, il repoussa le jeu en disant :
– C’est trop facile. Autre chose.
On prit un livre au hasard parmi les volumes posés sur la table, et complètement inconnus au somnambule. C’était un Walter Scott, traduction de Louis Vivien, Eaux de Saint-Ronan.
Le somnambule l’ouvrit au hasard, à la page 229.
– A quelle page voulez-vous que je lise ? demanda-t-il.
– A la page 249, répondit Maquet.
– Peut-être sera-ce un peu difficile ; le caractère est bien fin. N’importe, je vais essayer.
Puis il prit un crayon, traça une ligne aux deux tiers de la page.
– Je vais lire à cette hauteur, ajouta-t-il.
– Lisez, lui dit M. Marcillet.
Et il lut sans hésitation, écrivant les yeux bandés, les deux lignes suivantes :
« Nous ne nous arrêterons pas sur les difficultés inséparables du transport. »
L’impatience fit qu’on ne lui laissa pas lire plus loin. Nous lui prîmes le livre des mains ; et à la page 249, aux deux tiers de la page, à la trente-cinquième ligne commençant un alinéa, nous lûmes exactement les mêmes paroles que venait d’écrire Alexis ; il avait lu à travers dix-neuf pages.
Maquet fut invité à prendre le crayon, à écrire un mot et à renfermer le papier sur lequel il serait écrit sous double enveloppe.
Il se retira à l’écart, seul, et sans que personne sût ce qu’il devait écrire ; le mot écrit et bien enfermé, il rapporta la double enveloppe, pliée encore en deux, au somnambule.
Alexis toucha l’enveloppe.
– C’est facile à lire, dit-il, car l’écriture est belle.
Alors, prenant le crayon à son tour, il écrivit dans le même caractère, et comme s’il l’eût décalqué, le mot « ORGUE » sur la seconde enveloppe.
On tira le papier de son fourreau. Non seulement le mot « ORGUE » était écrit dessus, mais encore l’écriture de Maquet et celle d’Alexis étaient presque identiques.
Alors il me vint l’idée de lui parler du pauvre malade, et je lui demandai s’il croyait pouvoir distinguer à distance. Il me répondit qu’il se sentait dans son jour de lucidité, et qu’il ferait tout ce que je lui ordonnerais de faire.
Je lui pris la main et lui ordonnai de voir dans la chambre de Paul.
Alors il se tourna vers un point du salon et leva les yeux cherchant à percer la muraille.
– Non, il n’est plus là, dit-il, on l’a changé de place.
C’était vrai, la veille on avait transporté le malade dans une autre chambre.
– Ah ! il est ici, fit-il en s’arrêtant vers le point où Paul se trouvait réellement.
– Voyez-vous ? demandai-je.
– Oui, je vois.
– Dites ce que vous voyez.
– Un homme déjà vieux ; non, je me trompe ; j’ai cru qu’il était vieux, parce qu’il est noir, pas nègre cependant, mulâtre. Je verrais mieux encore si l’on me donnait de ses cheveux.
Un domestique monta et alla couper des cheveux au malade.
– Ah ! dit le somnambule, on lui coupe les cheveux derrière la tête ; les cheveux sont courts, noirs et crépus.
On lui apporta les cheveux.
– Oh ! dit-il, il est très malade, le sang se porte violemment à ses poumons, il étouffe. — Oh ! c’est singulier ! Qu’a-t-il donc sur la tête ? cela ressemble à un bourrelet.
– En effet, lui dis-je, c’est une vessie pleine de glace.
– Non, répondit-il ; la glace est fondue, il n’y a plus que de l’eau. Le malade est atteint d’une fièvre typhoïde.
– Croyez-vous que le médecin somnambule, M. Victor Dumez , puisse quelque chose pour lui ?
– Beaucoup plus que moi ; je ne suis pas médecin.
– Croyez-vous qu’il ne soit pas trop tard de l’aller chercher demain ?
– Il est tard déjà, car le malade est en grand danger ; mais demain il vivra encore. S’il lui arrive malheur, ce ne sera que mardi. Mais s’il vit encore sept jours, il est sauvé.
Trois femmes assistaient à la séance.
J’emmenai l’une d’elles dans une chambre séparée du salon par l’antichambre, et, dans cette chambre, les portes fermées, elle écrivit quelques mots sur un morceau de papier, plia le papier, et posa une main de marbre sur le tout.
Nous rentrâmes.
– Pouvez-vous lire ce que madame vient d’écrire ? lui demandai-je.
– Oui, je le crois.
– Savez-vous où est le papier sur lequel elle a écrit ?
– Sur la cheminée ; je le vois très bien.
– Lisez alors.
Au bout de quelques secondes :
– Il y a trois mots, dit-il.
– C’est vrai ; mais quels sont ces trois mots ?
Il redoubla d’efforts.
– Oh ! je vois, dit-il, je vois.
Il prit un crayon et écrivit : « Impossible à lire ».
On alla chercher le papier. C’étaient bien les trois mots qui étaient écrits dessus.
Alexis avait lu, non-seulement à distance, mais à travers deux portes et une muraille.
– Pourriez-vous lire l’une des lettres qui se trouvent dans la poche de l’un ou de l’autre de ces messieurs ? demanda M. Marcillet.
– Je peux tout dans ce moment-ci, je vois très-bien.
– Messieurs, une lettre.
M. Delaage tira une lettre de sa poche, et la remit à Alexis.
Il l’appuya contre le creux de son estomac.
– C’est d’un prêtre, dit-il.
– C’est vrai.
– C’est de l’abbé Lacordaire. – Non. – Attendez. – Non. – Mais c’est de quelqu’un qui a beaucoup d’analogie dans le talent avec lui.
– Ah ! c’est de M. l’abbé Lamennais.
– Oui.
– Voulez-vous que je vous en lise quelque chose ?
– Oui, lisez-nous la première ligne.
Presque sans hésitation, Alexis lut :
– « J’ai reçu, mon très-cher ami… »
On ouvrit la lettre, elle était de M. de Lamennais, et la première ligne était exactement ce qu’Alexis venait de transcrire.
– Une autre, demanda le somnambule.
Esquiros tira de sa poche un papier plié en quatre.
– C’est la même écriture que l’autre, dit Alexis. Ah ! c’est singulier ; il y a un mot qui n’est pas de la même main. Tiens, c’est votre signature.
– Non, dit Esquiros, vous vous trompez.
– Ah ! par exemple. Je lis « Esquiros ». Tenez, tenez, et il me montrait le papier, ne lisez-vous pas là, là, « Esquiros » ?
Je ne pouvais pas lire, le papier était fermé.
– Ouvrez le papier, lui dis-je, et voyons.
Il ouvrit le papier.
Le papier contenait un laissez-passer de M. de Lamennais, et effectivement était contre-signé Esquiros à l’un de ses angles. Esquiros avait oublié le contreseing, Alexis l’avait lu.
Comme on le voit, la lucidité était arrivée au plus haut degré.
Maquet s’approcha de lui, la main fermée.
– Pouvez-vous voir ce que j’ai dans la main ? dit-il.
– Otez vos bagues, la vue de l’or me gêne.
Maquet, sans ôter ses bagues, se retourna et passa l’objet de la main droite dans la main gauche.
– Ah ! très bien, dit Alexis, maintenant je vois, c’est… une rose… très flétrie.
Maquet venait de ramasser la rose à terre et l’on avait marché dessus.
– Etes-vous fatigué ? lui demandai-je.
– Oui, répondit-il ; mais si cependant vous deviez faire encore une expérience, je vois à merveille.
– Voulez-vous que j’aille prendre un objet dans ma chambre, et que je vous l’apporte dans une boîte ?
– Très bien.
– Pourrez-vous voir à travers la boîte ?
– Je le crois.
J’allai dans ma chambre, seul. J’enfermai un objet dans une boîte en carton, et je l’apportai à Alexis.
– Ah ! c’est singulier, dit-il. Je vois des lettres, mais je ne puis pas lire ; l’objet vient d’outre-mer ; cela a la forme d’un médaillon, et cependant c’est une croix ; oh ! que de pierres brillantes autour ; je ne puis pas dire le nom de l’objet, je ne le connais pas, mais je pourrais le deviner.
C’était un Nishan ; ces lettres, qu’Alexis ne pouvait pas lire, c’était la signature du bey de Tunis.
L’objet, comme on le voit, venait bien d’outre-mer. Il avait la forme d’un médaillon, et cependant c’était une croix, ou une décoration, ce qui est à peu près synonyme
Après cette dernière expérience, Alexis était fatigué : on le réveilla.
Voilà ce qui s’est passé aujourd’hui chez moi. C’est ma réponse à toutes les questions qu’on peut me faire sur Balsamo. Je n’en connais pas de meilleure.
Alexandre Dumas
Ont signé avec moi, comme assistant à la séance et attestant la vérité de tout ce que je viens de vous dire, MM. A. Maquet, A. Esquiros, Barrye , etc.