Note sur quelques phénomènes de somnambulisme par Pierre Janet
Grâce à l’obligeance d’un médecin bien connu de la ville du Havre, M. le docteur Gibert, j’ai pu pendant une quinzaine de jours observer certains phénomènes curieux de somnambulisme. Les faits que j’ai remarqués ont été déjà signalés par bien des observateurs ; mais, comme ils sont fort étranges et jusqu’à présent tout à fait inexplicables, ils sont loin d’être admis par tous ceux qui s’occupent de ces questions aussi n’est-il pas inutile de les décrire encore une fois. La Société de psychologie physiologique, qui m’a fait l’honneur de me nommer membre correspondant, ne refusera pas, je l’espère, d’accorder quelque attention aux observations que je lui rapporte avec la plus grande exactitude possible.
Le sujet sur lequel ces expériences ont été faites est une brave femme de la campagne que nous désignerons sous le nom de Mme B… Elle a toujours eu, autant du moins que l’on peut le savoir, une très bonne santé, et en particulier elle ne présente à l’état normal aucun des signes de l’hystérie. Elle est seulement sujette depuis son enfance à des accès de somnambulisme naturel pendant lesquels elle peut parler et décrire les singulières hallucinations qu’elle paraît éprouver. Son caractère pendant sa vie ordinaire est très honnête, très simple et surtout très timide ; quoique son intelligence paraisse fort juste, Mme B… n’a reçu aucune instruction, elle ne sait pas écrire et épelle à peine quelques lettres. Plusieurs médecins ont déjà, paraît-il, voulu faire sur elle quelques expériences, mais elle a toujours refusé leurs propositions. Ce n’est que sur la demande de M. Gibert qu’elle a consenti à venir passer quelques jours au Havre, du 24 septembre au 14 octobre 1885, et c’est pendant ce court séjour que nous avons eu l’occasion de l’observer.
Il est assez facile de mettre Mme B… en état de somnambulisme artificiel ; il suffit pour cela de lui tenir la main en la serrant légèrement pendant quelques instants. Après un temps plus ou moins long, suivant la personne qui l’endort, le regard devient vague, les paupières sont agitées de petits mouvements souvent très rapides jusqu’à ce que le globe oculaire se cache sous la paupière supérieure. En même temps, la poitrine se soulève avec effort ; un état de malaise évident semble envahir le sujet. Presque chaque fois, si ce n’est toutes les fois, le corps est agité de frissonnements très fugaces mais réels ; Mme B… pousse un profond soupir et se renverse en arrière plongée dans un sommeil profond. M. Gibert déterminait ce sommeil en lui tenant la main pendant deux minutes ; il m’en a toujours fallu trois ou quatre. L’attitude de Mme B… est alors celle d’une personne profondément endormie : les membres sont flasques ; si on les soulève, ils retombent de tout leur poids sans aucun mouvement volontaire ; l’insensibilité paraît complète ; ni le bruit, quel qu’il soit, ni la lumière même dirigée en faisceau convergent sur les yeux, ni les pincements, ni la brûlure de la peau ne provoquent aucune réaction. Seule la pupille se contracte, mais incomplètement, sous l’influence d’une lumière très vive. Néanmoins il est un genre d’excitation auquel Mme B… reste sensible pendant ce sommeil. Celui qui l’a endormie, et celui-là seul, a le pouvoir de provoquer à volonté une contracture partielle ou générale. Il suffit, par exemple, qu’il place un doigt dans l’extension forcée pour qu’il reste raide comme un morceau de bois, et une personne étrangère ne parvient pas à le fléchir. Si à ce moment le magnétiseur touche même légèrement le doigt contracturé, il s’assouplit instantanément. Pour provoquer la contracture générale, il suffit que le magnétiseur place sa main étendue à une petite distance au-devant du corps. On constate d’abord certains tremblements, puis le corps se soulève et suit la main, comme s’il était réellement attiré par elle. Mais les muscles sont en contracture violente, et, comme ils suivent les mouvements de la main, il s’ensuit qu’on peut facilement provoquer des attitudes contraires aux lois ordinaires de la station assise. D’ailleurs toutes les excitations faites ainsi pendant cette période du sommeil ne réveillent jamais Mme B… Il est très important de remarquer que les phénomènes de contracture dont nous venons de parler ne sont produits que par la personne qui a endormi le sujet ; toute autre peut la toucher, lui comprimer les articulations sans provoquer la plus légère réaction. Je n’ai constaté qu’une fois une petite exception : M. le docteur F… , qui n’avait pas endormi le sujet, provoquait en approchant la main un léger frémissement, mais il ne pouvait pas attirer le corps ni produire la contracture. Cette production de la contracture peut donc être, au moins sur ce sujet, considérée comme un signe caractéristique qui servira, s’il en est besoin, à distinguer la personne qui l’a endormi. Cette personne conserve d’ailleurs sur Mme B… pendant toute la durée du sommeil, une influence particulière. Elle peut faire cesser la raideur par quelques passes légères au-devant du corps elle peut faire disparaître presque instantanément les contractures les plus tenaces en appliquant son front sur celui du sujet ; elle peut supprimer les maux de tête dont le sujet se plaignait avant le sommeil en laissant quelques instants la main sur son front ; enfin elle peut faire changer à volonté les rêves qui ne tardent pas à envahir l’esprit du sujet, en touchant le front ou en pressant les arcades sourcilières.
En effet, au bout d’une dizaine de minutes, quelquefois plus, le sommeil parait être moins profond ; Mme B… semble rêver, elle change rapidement de physionomie et commence à parler tout haut. Bientôt elle se redresse sur son séant et entre dans cet état particulier que les magnétiseurs de profession appellent état de lucidité et qu’on peut désigner sous le nom de somnambulisme proprement dit. Elle est maintenant très sensible à toutes les impressions ; elle entend tout ce qu’on lui dit et répond avec intelligence. Mais le caractère, ainsi qu’on l’a fréquemment remarqué, n’est plus du tout le même qu’à l’état de veille. Au lieu d’être simple et timide, Mme B… est devenue subitement très hardie, très vive, pleine de caprices et toute disposée à se moquer de tout le monde, quelquefois avec esprit. Après être restée quelque temps dans cet état, vingt minutes ou plus, Mme B… paraît fatiguée, surtout si on l’a tourmentée par des questions difficiles, elle s’étend de nouveau en arrière et rentre spontanément dans l’état de sommeil que j’ai précédemment décrit. De nouveau au bout d’un quart d’heure elle se réveille en somnambulisme pour retourner encore au premier état, et elle passe alternativement par ces deux états pendant toute la durée du sommeil. C’est pendant un des accès de somnambulisme que l’on peut réveiller entièrement Mme B… il faut pour cela lui souffler sur les yeux et agiter l’air avec les mains au-devant de la figure mais c’est encore la personne qui l’a endormie qui seule peut réussir à la réveiller. Telle est la description générale du sommeil provoqué chez Mme B…, description qu’il était nécessaire de faire avant d’insister sur certains points particulièrement intéressants.
Nous avons cherché à déterminer dans des expériences malheureusement trop peu nombreuses dans quelles conditions et par quelle influence le sommeil était provoqué. Je supposais d’abord que la fixation du regard jouait ici quelque rôle, comme on l’avait souvent constaté. Mais il ne fut pas difficile d’éliminer cette hypothèse ; nous endormions Mme B… avec tout autant de facilité et sans y mettre plus de temps si nous avions les yeux fermés ou même recouverts d’un bandeau. La pression de la main paraît au contraire avoir plus d’importance : un jour j’avais endormi Mme B… en lui pressant la main plus fortement et plus longtemps qu’à l’ordinaire, et le sommeil parut être beaucoup plus profond. J’entends par là que les phases que l’on peut appeler léthargiques furent beaucoup plus longues, tandis que les accès de somnambulisme furent plus rares et plus courts. Si au lieu de presser simplement la main on applique exactement le pouce contre celui du sujet, on provoque beaucoup plus vite le sommeil ; je réussis à l’endormir ainsi en une minute, tandis qu’il m’en fallait ordinairement trois. Mais si la pression de la main a une certaine influence, il est aussi évident que ce n’est pas la cause unique, ni même la cause principale du sommeil. M. Gibert tenait un jour la main de Mme B… pour l’endormir ; mais il était visiblement préoccupé et songeait à autre chose qu’à ce qu’il faisait : le sommeil ne se produisit pas du tout. Cette expérience répétée par moi de diverses manières nous a prouvé que pour endormir Mme B… il fallait concentrer fortement sa pensée sur l’ordre du sommeil qu’on lui donnait, et que plus la pensée de l’opérateur était distraite, plus le sommeil était difficile à provoquer. Cette influence de la pensée de l’opérateur, quelque extraordinaire que cela paraisse, est ici tout à fait prépondérante, à un tel point qu’elle peut remplacer toutes les autres. Si on presse la main de Mme B… sans songer à l’endormir, on n’arrive pas à provoquer le sommeil ; au contraire, si l’on songe à l’endormir sans lui presser la main, on y réussit parfaitement. En effet, nous laissâmes Mme B… assise au bout de la chambre, puis, sans la toucher et sans rien dire, M. Gibert, placé à l’autre bout, pensa qu’il voulait la faire dormir : après trois minutes le sommeil léthargique se produisit. J’ai répété la même expérience plusieurs fois avec la plus grande facilité ; il me suffisait, en me tenant il est vrai dans la même chambre, de penser fortement que je voulais l’endormir et elle s’endormait en effet. Je réussis même ainsi à l’endormir un jour malgré elle et quoiqu’elle fût dans une grande agitation, mais il me fallut cinq minutes d’efforts. Dans les circonstances que je raconte, il n’est pas absolument certain, j’en conviens, que ce soit bien la pensée de l’un de nous qui ait endormi Mme B… Peut-être pourrait-on supposer, et c’est sans doute ce que soutiendrait M. Bernheim, qu’il s’agit ici d’une suggestion ordinaire du sommeil. Notre présence, notre attitude, le silence ne pouvaient-ils pas provoquer chez cette femme l’idée du sommeil et par suite le sommeil même ? Cela est à la rigueur possible ; voici cependant quelques difficultés. Il m’est arrivé plusieurs fois en attendant M. Gibert de rester près de Mme B… dans la même attitude méditative, dans le même silence, sans penser à l’endormir, et le sommeil ne commençait pas du tout. Au contraire, dès que, sans changer d’attitude, je songeais au commandement du sommeil, les yeux du sujet devenaient fixes et la léthargie commençait bientôt. En second lieu, si l’attitude des personnes présentes eût suggéré le sommeil, je ne m’expliquerais pas pourquoi la personne seule qui avait provoqué le sommeil par la pensée pouvait provoquer pendant la léthargie les phénomènes caractéristiques delà contracture et de l’attraction. En résumé en s’en tenant à ces faits, la supposition que notre pensée influait sur le sujet et contribuait à provoquer le sommeil présentait quelque vraisemblance.
C’est pourquoi nous avons fait dans la même direction quelques expériences à mon avis plus décisives et plus curieuses. Sans prévenir Mme B… de son intention, M. Gibert s’enferma dans une chambre voisine à une distance du sujet de six ou sept mètres, et là essaya de lui donner mentalement l’ordre du sommeil. J’étais resté auprès du sujet et je constatai qu’au bout de quelques instants les yeux se fermèrent et le sommeil commença. Mais ce qui me semble particulièrement curieux, c’est que dans la léthargie elle n’était pas du tout sous mon influence. Je ne pus provoquer sur elle ni contracture ni attraction quoique je fusse resté auprès d’elle pendant qu’elle s’endormait. Au contraire elle obéissait entièrement à M. Gibert qui n’avait pas été présent; enfin ce fut M. Gibert qui dut la réveiller, et cela prouve bien qu’il l’avait endormie. Cependant ici encore un doute peut subsister. Mme B… n’ignorait certainement pas la présence de M. Gibert dans la maison ; elle savait également qu’il était venu pour l’endormir ; aussi, quoique cela me paraisse bien peu vraisemblable, on peut supposer qu’elle s’est endormie elle-même par suggestion, au moment précis où M. Gibert le lui commandait de la salle voisine. – Le 3 octobre je suis entré chez M. Gibert à 11 h. ½ du matin et je l’ai prié d’endormir Mme B… par un commandement mental sans se déranger de son cabinet. Cette femme n’était alors prévenue en aucune façon, car nous ne l’avions jamais endormie à cette heure-là ; elle se trouvait dans une autre maison à 500 mètres au moins de distance. Je me rendis aussitôt après auprès d’elle pour voir le résultat de ce singulier commandement. Comme je m’y attendais bien elle ne dormait pas du tout : je l’endormis alors moi- même en la touchant, et, dès qu’elle fut entrée en somnambulisme, avant que je lui aie fait aucune question, elle se mit à parler ainsi : « Je sais bien que M. Gibert il a voulu m’endormir… mais, quand je l’ai senti, j’ai cherché de l’eau et j’ai mis mes mains dans l’eau froide… je ne veux pas que l’on m’endorme ainsi… je puis être à causer… cela me dérange et me donne l’air bête. » Vérification faite elle avait réellement mis ses mains dans de l’eau froide avant mon arrivée. J’ai rapporté cette expérience, quoiqu’elle ait échoué, parce qu’elle me semble curieuse à différents points de vue. Mme B… semble donc avoir conscience même à l’état de veille de cette influence qui s’empare d’elle ; elle peut résister au sommeil en mettant ses mains dans de l’eau froide ; enfin elle ne se prêtait pas complaisamment à ces expériences, ce qui peut être considéré comme une garantie de sa sincérité. – Le 9 octobre, je passai encore chez M. Gibert et le priai d’endormir Mme B… non pas immédiatement, mais à midi moins vingt. Je me rendis immédiatement auprès d’elle et sans M. Gibert, qui, ne peut, j’en suis sûr, avoir eu aucune communication avec elle. Je comptais l’empêcher de mettre ses mains dans de l’eau froide si elle l’essayait encore. Je ne pus la surveiller comme j’en avais l’intention, car elle était enfermée dans sa chambre depuis un quart d’heure, et je jugeai inutile de l’avertir en la faisant descendre. A midi moins un quart je montai chez elle avec quelques autres personnes qui m’accompagnaient : Mme B… était renversée sur une chaise dans une position fort pénible et profondément endormie. Le sommeil n’était pas un sommeil naturel, car elle était complètement insensible et on ne pouvait absolument pas la réveiller. Remarquons encore que ni moi ni aucune des personnes présentes nous n’avions d’influence sur elle et que nous ne pouvions nullement provoquer la contracture. Voici les premières paroles qu’elle prononça dès que le somnambulisme se déclara spontanément : « Pourquoi les avoir envoyés ainsi ?… Je vous défends de me faire faire des bêtises pareilles… ai-je l’air bête !… pourquoi m’endort-il de chez lui, M. Gibert… je n’ai pas eu le temps de mettre mes mains dans ma cuvette… je ne veux pas. » Comme je n’avais aucune influence sur elle, il me fut impossible de la réveiller et comme on ne pouvait la laisser ainsi il fallut aller chercher M. Gibert. Dès qu’il fut arrivé, il provoqua tous les phénomènes que je ne pouvais provoquer ce jour-là et enfin il la réveilla très facilement. Peut-on croire que dans cette circonstance ma présence dans la maison et la connaissance que j’avais de l’heure choisie par moi où le sommeil devait se produire ait pu avoir quelque influence sur elle et l’endormir. Je ne le pense pas, mais enfin la supposition était encore possible. Nous résolûmes de faire l’expérience d’une autre manière.
Le 14 octobre, M. Gibert me promit d’endormir Mme B… à distance, à une heure quelconque de la journée qu’il choisirait lui-même ou qui lui serait désignée par une tierce personne, mais que je devais ignorer. Je n’arrivai au pavillon où se trouvait Mme B… que vers 4 heures ½ ; elle dormait déjà depuis un quart d’heure et par conséquent je n’étais pour rien dans ce sommeil que je ne fis que constater. Même insensibilité et mêmes caractères que précédemment, si ce n’est que la léthargie paraissait encore plus profonde, car il n’y eut pas du tout d’accès de somnambulisme. Il se produisit cependant ce jour-là d’autres phénomènes, mais ils se rattachent à un autre ordre d’idées dont je parlerai tout à l’heure. M. Gibert n’arriva qu’à 5 heures ½ ; il me raconta alors que sur la proposition de M. D… il avait songé à l’endormir vers 4 heures ¼ et qu’il était alors à Graville, c’est-à-dire à 2 kilomètres au moins de Mme B… D’ailleurs il lui fut facile de provoquer la contracture et de réveiller le sujet. Il aurait été bon de répéter cette expérience plusieurs fois, et il est fâcheux que le départ de Mme B… nous ait empêchés de la recommencer. Cependant elle me paraît décisive, si l’on songe qu’elle ne fait que compléter les expériences précédentes et qu’elle se rattache à d’autres faits du même genre qu’il nous reste à exposer.
Le 14 octobre, ce même jour où Mme B… avait été endormie depuis Graville, j’observais pendant son sommeil les phénomènes suivants : à 5 heures précises Mme B… tout en dormant se met à gémir et à trembler, puis murmure ces mots : « Assez… assez… ne faites pas cela… vous êtes méchant. » Elle se lève sur son séant et tout en gémissant se met debout et fait quelques pas, puis en éclatant de rire elle se rejette en arrière sur le fauteuil et se rendort profondément. A 5 heures 5 la même scène se reproduit exactement ; elle commence de nouveau à être troublée, tremble et gémit ; elle se soulève, se met debout et semble vouloir marcher ; au bout de quelques instants elle rit encore en disant : « Vous ne pouvez pas… si peu, si peu que vous soyez distrait je me rattrape », et de fait elle se recouche et se rendort. Même scène encore à 5 heures 40. Quand M. Gibert arriva à 5 heures ½, il me montra une carte qui lui avait été remise par une tierce personne, M. D… ; il n’avait pu avoir aucune communication avec Mme B… depuis l’instant où on lui avait remis la carte. On lui proposait de commander à Mme B… différents actes assez compliqués de cinq en cinq minutes depuis cinq heures. Ces actes évidemment trop compliqués n’avaient pas été exécutés ; mais, au moment même où M. Gibert les ordonnait de Graville, j’avais vu sous mes yeux à deux kilomètres de distance l’effet que ces commandements produisaient et un véritable commencement d’exécution. Il semblait réellement que Mme B… ait senti ces ordres, qu’elle y ait résisté et qu’elle n’ait pu désobéir que par une sorte de distraction de M. Gibert. Nous avons recommencé cette expérience en nous mettant alors près d’elle pendant le sommeil léthargique. Il est singulier de remarquer que le résultat n’a pas été plus considérable, comme on aurait pu s’y attendre. Par un commandement mental la personne qui a endormi Mme B… peut assez facilement la faire se dresser sur son séant et se lever même entièrement ; mais, soit que la concentration de pensée ne dure pas assez longtemps, soit pour toute autre cause, Mme B… ne tarde pas, comme elle le dit, « à se rattraper » et à retomber en arrière. L’ordre donné mentalement a une influence qui paraît immédiate ; mais, autant que nous avons pu le voir, cette influence ne semble pas plus considérable de près que de loin.
Mais les suggestions mentales, car ce mot me paraît ici bien à sa place, peuvent être faites sur Mme B… d’une autre manière et avoir un tout autre succès. On réussit peu, comme nous l’avons dit, quand on lui commande d’exécuter l’ordre immédiatement pendant le sommeil ; on réussit beaucoup mieux quand on lui commande mentalement une action à exécuter plus tard quelque temps après le réveil. Le 8 octobre M. Gibert fit une suggestion de ce genre : sans prononcer aucun mot il approcha son front de celui de Mme B… pendant le sommeil léthargique et pendant quelques instants concentra sa pensée sur l’ordre qu’il lui donnait. Mme B… parut ressentir une impression pénible et poussa un gémissement ; d’ailleurs le sommeil ne parut pas du tout être dérangé. M. Gibert ne dit à personne l’ordre qu’il avait donné et se contenta de l’écrire sur un papier qu’il mit sous enveloppe. Le lendemain je revins auprès de Mme B… pour voir l’effet de cette suggestion qui devait s’exécuter entre 11 heures et midi. A 11 heures ½ cette femme manifeste la plus grande agitation, quitte la cuisine où elle était et va dans une chambre prendre un verre qu’elle emporte ; puis, surmontant sa timidité, se décide à entrer dans le salon où je me trouvais, et toute émue demande si on ne l’a pas appelée ; sur ma réponse négative elle sort et continue plusieurs fois à monter de la cuisine au salon sans rien apporter d’ailleurs. Elle ne fit rien de plus ce jour-là ; car bientôt elle tomba endormie à distance par M. Gibert. Voici ce qu’elle raconta pendant son sommeil : « Je tremblais quand je suis venue vous demander si on m’avait appelée… il fallait que je vienne… c’était pas commode de venir avec ce plateau… pourquoi veut-on me faire porter des verres… qu’est-ce que j’allais dire, n’est-ce pas… je ne veux pas que vous fassiez cela… il fallait bien que je dise quelque chose en venant. » En ouvrant l’enveloppe je vis que M. Gibert avait commandé hier à Mme B… « d’offrir un verre d’eau à chacun de ces Messieurs. » Ici encore il faut reconnaître que l’expérience n’avait pas entièrement réussi, la suggestion n’avait pas été exécutée ; peut-on nier du moins qu’elle n’ait été comprise ? Voici maintenant une expérience plus significative. Le 10 octobre, nous convenons, M. Gibert et moi, de faire la suggestion suivante : « Demain à midi fermer à clef les portes de la maison. » J’inscrivis la suggestion sur un papier que je gardais sur moi et que je ne voulus communiquer à personne. M. Gibert fit la suggestion comme précédemment en approchant son front de celui de Mme B… Le lendemain quand j’arrivai à midi moins un quart je trouvai la maison barricadée et la porte fermée à clef. Renseignements pris c’était Mme B… qui venait de la fermer ; quand je lui demandai pourquoi elle avait fait cet acte singulier, elle me répondit : « Je me sentais très fatiguée et je ne voulais pas que vous puissiez entrer pour m’endormir. » M. Bernheim et M. Richet ont déjà parlé de ces personnes qui inventent des raisons pour s’expliquer à elles-mêmes un acte qu’elles font nécessairement sous l’influence d’une suggestion. Mme B… était à ce moment très agitée ; elle continua à errer dans le jardin et je la vis cueillir une rose et aller visiter la boîte aux lettres placée près de la porte d’entrée. Ces actes sont sans importance, mais il est curieux de remarquer que c’était précisément les actes que nous avions un moment songé à lui commander la veille. Nous nous étions décidés à en ordonner un autre, celui de fermer les portes, mais la pensée des premiers avait sans doute occupé l’esprit de M. Gibert pendant qu’il commandait et elle avait eu aussi son influence. Voici une troisième expérience qui ne mériterait pas d’être racontée, car elle réussit moins bien que la précédente, mais elle est intéressante cependant ; car elle montre combien le sujet peut résister à ces suggestions mentales. Le 13 octobre, M. Gibert lui ordonne toujours par la pensée d’ouvrir un parapluie le lendemain à midi et de faire deux fois le tour du jardin. Le lendemain elle fut très agitée à midi, fit deux fois le tour du jardin, mais n’ouvrit pas de parapluie. Je l’endormis peu de temps après pour calmer une agitation qui devenait de plus en plus grande. Ses premiers mots furent ceux-ci : « Pourquoi m’avez-vous fait marcher tout autour du jardin… j’avais l’air bête… encore s’il avait fait le temps d’hier par exemple… mais aujourd’hui j’aurais été tout à fait ridicule. » Ce jour-là il faisait fort beau et la veille il pleuvait beaucoup : elle n’avait pas voulu ouvrir un parapluie par un beau temps de peur de paraître ridicule. La suggestion avait au moins été comprise, si elle n’avait pas été exécutée entièrement. M. Charles Richet, dans son livre sur l’homme et l’intelligence, écrivait il y a peu de temps : « Selon eux [les magnétiseurs de profession], un sujet magnétique peut exécuter un ordre pensé et non exprimé par le magnétiseur. J’ai souvent cherché à vérifier cette assertion. Il ne m’a pas été donné de réussir. Cependant les résultats incohérents que j’ai obtenus m’autorisent à affirmer que la question ne doit pas être tranchée par une négation a priori. Il y a lieu de rechercher encore et d’étudier » (p. 184) . Je suis heureux que M. Charles Richet, si compétent en cette matière, ait admis la possibilité de pareils phénomènes, j’espère qu’il trouvera dignes d’attention les faits que j’ai eu l’occasion de recueillir et qui ne font en réalité que confirmer son opinion.
Les faits que je viens de raconter ont un caractère commun ; ils nous montrent tous chez Mme B… une sorte de faculté, je ne sais laquelle, de percevoir la pensée d’autrui, et il semble bien en effet que ce soit là un des traits principaux que l’on remarque dans son état somnambulique. Mme B… semble éprouver la plupart des sensations ressenties par la personne qui l’a endormie. Elle croyait boire elle-même et l’on voyait la déglutition s’opérer sur sa gorge quand cette personne buvait. Elle reconnaissait toujours exactement la substance que je mettais dans ma bouche et distinguait parfaitement si je goûtais du sel, du poivre ou du sucre. J’aurais voulu étudier avec attention ces phénomènes qui sont en effet assez simples et assez vérifiables et je comptais employer à cet effet la méthode dont M. Richet s’est servi dans les dernières recherches qu’il a publiées dans la Revue philosophique. Je voulais, comme lui comparer les affirmations justes et les affirmations fausses, et montrer que le nombre des premières était supérieur au nombre des succès prévu par le calcul des probabilités. Je rencontrai un très grand nombre de difficultés :
1. Mme B…, dans l’état somnambulique, était bien loin d’être docile et refusait le plus souvent de s’occuper de choses qu’elle trouvait insignifiantes,
2. on ne pouvait comparer les succès et les erreurs puisqu’elle ne cherchait pas à deviner et répondait juste quand elle sentait ou ne répondait pas du tout,
3. une dernière remarque compliqua ces recherches. Je voulais faire décrire par Mme B… des photographies qu’elle ne voyait pas, mais que j’avais entre les mains. Je m’aperçus qu’elle les décrivait aussi bien quand je ne les connaissais pas que lorsque je les connaissais. Sept fois de suite elle me désigna exactement quel était le portrait touché par moi avant que personne ne l’eût regardé. Il ne s’agit plus là, du moins je le crois, de perception de pensée. Ce sont des faits d’un genre tout nouveau et qui demandent avant d’être affirmés des vérifications bien minutieuses.
C’est pourquoi je ne veux pas communiquer maintenant à la Société de Psychologie Physiologique un grand nombre de faits de ce genre que j’ai notés, mais que je veux soumettre encore, si j’en ai l’occasion, à une critique des plus rigoureuses.
C’est à dessein que je m’abstiens de conclure : je ne veux faire aucune théorie ni tenter aucune explication. J’ai seulement voulu faire connaître à la Société de Psychologie Physiologique quelques faits que j’ai eu l’occasion de constater. Je crois que bien des personnes qui se sont occupées de somnambulisme ont dû en voir de semblables et j’espère qu’elles voudront bien les faire connaître. Recueillir sans parti pris d’aucune sorte ces phénomènes en apparence mystérieux serait peut-être le meilleur moyen d’éclaircir le problème et de travailler aux progrès des sciences psychologiques.
Le Havre, 14 novembre 1885. Pierre JANET